L'Attention Consciente"La Danse de l'Instant "...

"MIROIRS & PSYCHÉS"

 

SELRACH

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Selrach travaillait chez le vieux maître Théo, il était polisseur sur métal. Enfin, quand je dis polisseur... il n'était qu'apprenti. Le maître ne gardait jamais chez lui un ouvrier confirmé, il ne cherchait pas les bénéfices et les profits que son art et sa maîtrise auraient pu lui procurer. Il exerçait son métier pour l'amour du travail bien fait, pour l'amour de l'art... Le maître était forgeron, ciseleur et orfèvre en la matière, lui-même se disait simple artisan. Son titre lui venait du respect et de l'amitié discrète des gens du voisinage. C'était un peu l'ancêtre de la contrée, il était là depuis si longtemps!

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Le maître apprenait à ses élèves l'art du polissage, uniquement l'art du polissage. Il disait que ses élèves n'avaient pas besoin de lui pour apprendre la ciselure ou quoi que ce soit d'autre qui puisse les tenter. Les ciselures, les fioritures étaient pour lui les arabesques ou les méandres de la vie propre de chacun, et, en cela, il affirmait que chacun était son propre maître à condition bien sûr que l'élève ait fait ses preuves en l'art du polissage. Tout son enseignement se tenait là, au coeur du polissage.

Cela peut sembler banal ou étrange mais le véritable polissage est un art, un travail de longue haleine, de patience, de rigueur, d'attention et surtout d'amour. L'âme de l'élève se révèle, se reflète en chacun de ses exercices, en chacune de ses réalisations... Mais peu de personnes sont capables de discerner la qualité d'un travail où le coeur se mêle à la matière en une véritable union et un travail où le coeur manque - ou devient machinal, voire mécanique. Oeuvre vive ou morte, exsangue... Mais qui s'en soucie encore de nos jours ?...

De ce fait Maître Théo avait peu d'élèves car il était sans concession pour les candidats. Seul le coeur de l'apprenti l'intéressait. Peu lui importaient les calculs de rentabilité, il n'épargnait rien de l'ingratitude des tâches les plus humbles au prétendant et, là, les coeurs se révélaient d'eux-mêmes... Il n'y avait pas besoin de discours...

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Dans l'atelier, au-dessus du bureau du maître, trônait son chef-d'oeuvre. Un miroir qu'il avait entièrement ciselé et poli lui-même comme preuve de la complète maîtrise de son art. C'était un joyau de lumières qui jouaient sur toutes les courbes, entrelacs, filets et reliefs de la ciselure. Le miroir proprement dit, la glace, était recouvert d'un voile d'étoffe très fine qui dissimulait son éclat. Le maître ne le dévoilait à ses élèves que peu avant leur départ de l'atelier.

A côté du bureau se trouvait un buffet à deux corps dont les portes du haut étaient garnies de verre cathédrale qui, certains jours de soleil, ne pouvait empêcher mille feux de s'élancer sur les murs de l'atelier, comme autant d'oiseaux aux ailes de lumière.

Ces moments étaient magiques pour le jeune Selrach qui se demandait bien ce qui pouvait à ce point accrocher les rayons du soleil et donner ce spectacle féerique à ses yeux éblouis. Selrach était intrigué encore davantage par le miroir du maître, car en dehors de la ciselure, le miroir ne reflétait aucune lumière, et le voile qui le recouvrait, s'il interdisait le regard, ne pouvait complètement stopper les rayons du soleil qui entraient à flots dans le bureau certains jours. C'était pour sa jeunesse un mystère incompréhensible car il n'avait jamais pu en parler avec ses prédécesseurs, enfin, ceux qui avaient eu la chance et l'honneur de le contempler. Ceux-là partaient toujours à l'improviste et ne répondaient jamais à ses questions empressées et à sa curiosité insatiable. Pauvre Selrach qui, malgré tous ses efforts de diplomatie ou de séduction, en restait sur sa faim et sa soif!

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Maître Théo passait pour un homme pieux bien qu'il ne fréquentât aucune église ni temple. Il était discret et peu disert, mais son attitude et sa simplicité forçaient le respect chez tous ceux qui le côtoyaient. Selrach n'était pas peu fier de travailler chez cet homme. Maître Théo était avenant avec tout le monde bien qu'il préférât la solitude et les longues promenades dans la campagne et les bois environnants. C'était un homme aux goûts simples. Ses seuls défauts, au regard des gens, étaient qu'il restait seul et fréquentait plus que rarement les assemblées et festivités locales. Il partait parfois pour un voyage à l'étranger d'où apparemment il ne rapportait rien, à part un léger hâle sur la peau...

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Maître Théo recevait peu de visites sauf quelquefois une sorte de nomade, toujours accoutré bizarrement. Il ressemblait étrangement à maître Théo. On aurait dit sa contrepartie, un double inverse. Il était aussi mobile que maître Théo était stable. Cela dit, ils semblaient s'accorder parfaitement. C'était beau de les voir se rencontrer. Ils n'échangeaient pratiquement aucune parole, ils se regardaient au fond des yeux, en silence, puis ils se donnaient une longue accolade. On aurait presque pu croire qu'ils se fondaient l'un en l'autre, comme si plus rien ne les séparait, ne les distinguait. C'était un moment de magie, de lumière, de paix, et de tendresse. Ils étaient comme éclairés l'un et l'autre, l'un par l'autre, l'un en l'autre. En fait c'était comme s'il n'y avait plus d'autre, ils n'étaient plus qu'un seul corps, plus qu'un seul être.

Cet homme avait toujours une parole, un geste, un regard pour chaque apprenti et s'enquérait toujours du nom du dernier venu dans l'atelier. Il faisait penser à un arbre avec ses longs bras, ses mains fines, ses cheveux longs et sa barbe. Oui, il faisait penser à un barde ou à un druide avec ses vêtements larges et flottants autour de son corps mince et élancé. En même temps ancien et terriblement jeune, c'était comme un fluide, un vif-argent. Une puissante odeur d'humus l'accompagnait, on aurait dit que la forêt entière venait embaumer la ville.

Son départ, aussi imprévu que son arrivée, laissait un parfum de nature et de grand air derrière lui. Seul maître Théo ne semblait pas surpris, mais, maître Théo n'était jamais surpris, alors... Il paraissait seulement comme rajeuni, comme régénéré par ce passage. Cela faisait plaisir à voir, et chaud au coeur...

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Les années s'étaient succédées pour Selrach, comme les pièces innombrables qu'il avait dû polir, certaines semblaient même ne servir à rien, mais Selrach polissait toujours. Il avait dans la tête le refrain sans fin de maître Théo, "Polis toujours, mon garçon, tu peux polir" ou encore, "Il y a encore des grattes mon petit, il y a encore des grattes, polis toujours".

La seule chose que Selrach avait pu savoir sur le miroir - maître Théo le lui avait révélé - c'est que la glace proprement dite n'était pas en verre, comme cela se faisait pour les miroirs ordinaires. Non, cette glace-ci était en métal! Incassable! Un miroir qui ne pouvait se briser en malédictions! Selrach restait rêveur, mais le maître ne l'était pas. S'il donnait cette information laconique mais précieuse, c'était pour que l'apprenti prenne davantage à coeur son travail de polissage. Alors Selrach polissait toujours...

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Selrach avait vu défiler les esquisses, les ébauches brutes de forge puis de lime que le maître réalisait. Il ne travaillait que sur commande expresse, sa production était des plus rares, guère plus d'une oeuvre par an. Chaque miroir était unique, un nouveau joyau naissait, merveille conçue par l'inspiration du maître.

Selrach était toujours émerveillé qu'à chaque fois le miracle ait lieu... ou atterré par le désastre terrible et désespérant, lorsque maître Théo examinant une oeuvre et la jugeant imparfaite saisissait sans appel son marteau et la frappait du sceau ineffaçable du rebut. Quel que soit l'état d'avancement du travail, la pièce ainsi touchée au défaut finissait dans le bac à ferrailles. Des heures, des jours, des semaines de travail s'anéantissaient ainsi dans un cliquetis sans recours... sinon pour renaître un jour dans le sein brûlant de la forge où la matière aurait droit à une seconde naissance, une nouvelle opportunité de travail. Un profond silence envahissait l'atelier au moment fatidique de l'exécution comme si chacun participait dans son coeur à cette fin tragique, comme un dernier hommage à l'éphémère, un recueillement, un requiem, comme si une vie se terminait là.

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Un matin alors que Selrach se perdait dans la contemplation des « oiseaux de lumière », comme il appelait le jeu de miroitement sur les murs du bureau de Maître Théo, celui-ci vint se planter sans bruit derrière lui et chuchota doucement à son oreille « C'est beau, hein ? »... Selrach sursauta de surprise... Maître Théo le rassura d'un bon sourire et lui dit « C'est la danse de l'ombre et de la lumière, comme sur les pièces que tu polis, comme sur la plaque du miroir. Si l'ombre tremble, la lumière est frileuse et l'eau du miroir est trouble et gelée. L'ombre ne doit pas trembler, hésiter, elle doit être franche, vive, exacte, rectitude. C'est elle qui guide ton travail, qui le révèle à la lumière. Elle est sa servante, sa danseuse, son épouse, ta mère et ton maître. Tu dois lui obéir fidèlement. L'ombre et la lumière dansent toujours ensemble. Regarde leur danse sur le métal, et tu verras, tu verras... Tu peux polir, polis toujours ! »...

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Il y avait maintenant un nouvel apprenti dont le nom était Drachir. Un jeune garçon qui rappelait à Selrach ce qu'il avait été lui-même auparavant : impatient, empressé, bouillonnant, maladroit et curieux évidemment! Il posait sans cesse des questions à Selrach qui répondait du mieux qu'il pouvait.

Pendant les pauses, Drachir s'essayait au maître, lui demandant ce qu'il avait fait avant. Le maître lui disait alors "Ce qui est le plus important ce n'est pas ce que j'ai pu faire avant, dans le passé, mais bien ce que je fais maintenant dans le moment présent avec toi! Et pour le moment je t'enseigne le polissage. Voilà ce qui est important! Alors je peux te dire, pour satisfaire ta curiosité, que j'ai passé beaucoup de temps à polir et que je polis toujours. Alors, tu peux polir mon garçon, tu peux polir, il y a encore des grattes!". Drachir n'était pas du tout satisfait de la réponse du maître et repartait en bougonnant à son établi sous le regard amusé de Selrach qui avait reçu la même réponse bien des années avant.

Selrach voyait à quel point le maître était toujours patient, toujours à l'écoute, toujours bienveillant et miséricordieux pour les erreurs inévitables que commettait le jeune Drachir. Selrach remerciait son maître dans son coeur d'avoir eu autant de patience avec lui-même au fil des années qu'ils avaient passées ensemble.

Il gardait aussi le souvenir de Léon, le "second", cet homme discret qui l'avait précédé et quelquefois corrigé sèchement du revers de son polissoir en bois. Léon était parti un jour alors que Selrach n'était encore qu'adolescent mais déjà dégrossi par quelques années d'apprentissage. Monsieur Théo lui avait seulement signifié que Léon avait terminé son oeuvre et rempli son contrat. Selrach avait été alors très désappointé de n'avoir pu questionner Léon sur le miroir, mais il se garda bien de le dire à maître Théo, il savait déjà qu'il n'obtiendrait de ce côté qu'un « tu peux polir mon garçon, polis toujours »... Il ne s'y risqua donc pas.

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Aujourd'hui Selrach était un bel homme. Il était devenu le second du maître. A son tour, c'est lui qui veillait au progrès et à l'instruction du jeune apprenti quand le maître s'absentait pour différentes causes.

Selrach aimait le jeune Drachir comme un frère, il était heureux de pouvoir lui apprendre ce qu'il savait, même si parfois sa patience était mise à rude épreuve. L'apprenti n'écoutait jamais très bien, voulait toujours avoir le dernier mot et fini avant d'avoir commencé! Selrach s'énervait parfois et se laissait même emporter à hausser le ton, voire à ponctuer certaines de ses phrases sur la tête de Drachir avec le polissoir qu'il tenait en main. "Ecoute!" disait Selrach, "tu n'écoutes pas! Tu es déjà en train d'imaginer la suite!". Comme effectivement l'apprenti n'écoutait pas correctement, il ne comprenait pas correctement bien sûr! Et cela occasionnait de nouvelles erreurs, de nouvelles remarques, de nouvelles questions et de nouvelles réponses guère plus écoutées que les précédentes...!

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Après s'être ouvert au maître de ses déconvenues avec Drachir, Selrach comprit qu'il s'était passé la même chose pour lui. Avec le recul des ans il comprenait mieux que ce qu'il avait pris pour des brimades inutiles ou des remontrances qu'il avait trouvées injustes tellement il avait été persuadé d'avoir raison, n'étaient que justes remarques. Selrach avait lui-même commis de nombreuses erreurs au cours de son apprentissage, sans parler des vicissitudes inhérentes aux différentes étapes de sa croissance. Il avait même abandonné son maître plusieurs fois, mais le maître l'avait toujours accueilli à son retour d'un simple "tu peux polir, mon garçon, tu peux polir, il y a encore des grattes, polis toujours".

Selrach réalisa que l'apprenti, comme lui-même à son heure, avait peur de ne pas faire l'affaire, de ne pas être accepté dans son état d'ignorance. Alors il faisait semblant de savoir, mais il craignait toujours que l'on s'aperçoive de sa supercherie, d'être découvert. Il faisait celui qui savait, qui comprenait, par peur d'avouer qu'en fait il ne comprenait pas! Il jouait à "faire le grand", à être grand, mais il n'en menait pas large! En fait c'était sa peur qui l'empêchait d'entendre, de comprendre, d'assimiler. L'apprenti manquait simplement de confiance en lui-même et, bien sûr, envers ses maîtres. Il craignait d'être rejeté, comme les mauvaises pièces, dans le bac à ferrailles et, de là, se rejetait lui-même avec ses propres tourments inutiles dans lesquels il s'enfermait, s'aveuglait, s'assourdissait, s'étourdissait... Elève étourdi, enfance étourdie, apprenti étourdi, adolescence étourdie, jeune homme étourdi, sans connaissance...

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Selrach remercia encore une fois son maître de sa clairvoyance et il vit son propre manque de ce côté. Il apprenait toujours. Il comprit que l'apprentissage n'était pas seulement le travail sur le métal, cette matière apparemment inanimée, mais aussi sur le mental, cette matière grise animée en lui de façon parfois si désordonnée. Il ne s'agissait pas uniquement d'une technique artisanale mais, comment vous dire, d'une éducation, d'une instruction, ou plutôt d'un enseignement au sens large du terme. Conquérir ou, bien plus dans ce lieu, établir une communion entre l'esprit et la matière à travers ce coeur si cher à maître Théo. Réaliser cette intelligence qui ne sépare pas, qui ne compare pas, qui ne juge pas mais réunit, épouse, aime tout simplement... Selrach en conçut cette fois beaucoup d'humilité et sa fierté de jadis pour lui-même se trouva transformée en reconnaissance, en gratitude pour son vieux Maître, Monsieur Théo, toujours discret, qui s'effaçait, qui se retirait toujours pour laisser l'espace, la place à l'autre d'être lui-même, fût-ce même pour que celui-ci fasse l'expérience de son erreur ou de son aveuglement...

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Selrach commença à regarder son Maître avec un oeil nouveau, non plus comme ce vieil artisan auquel il s'était habitué depuis tant d'années, mais bien plus comme un véritable Maître. Pour la première fois ce mot prit pour lui un sens neuf, une résonance particulière, quelque chose de remarquable, riche d'un poids, d'une matière, et non plus une appellation banale et quotidienne prononcée avec légèreté et insouciance. Il observait Maître Théo le plus possible. Il se rendait compte qu'il n'avait jamais vraiment regardé ni écouté son Maître toutes ces années, trop occupé qu'il était par lui-même, par l'accomplissement de sa tâche et par ses propres peurs de ne pas plaire, de ne pas satisfaire les autres, dont son Maître, bien sûr! Il avait toujours été habité par la peur de n'être pas à la hauteur de sa propre exigence...

Selrach vit d'un coup à quel point il était semblable à Drachir, l'apprenti dont il avait la responsabilité, et à quel point lui-même n'avait jamais écouté, n'avait pas compris, trop perturbé qu'il était par son propre tumulte! Selrach découvrait que pour écouter il faut déjà apprendre à se taire, à faire le silence!... Selrach resta coi un long moment. Son regard se tourna vers son Maître qui le regardait avec un bon sourire, comme s'il savait ce qui se passait, comme si Selrach était pour lui un livre grand ouvert!...

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Quelque temps plus tard le Maître appela Selrach dans son bureau. "Assieds-toi" lui dit-il, "je crois qu'il est temps pour toi de commencer le véritable travail. Tu t'es dégrossi suffisamment, c'est le moment de te mettre à l'oeuvre!".

"Se mettre à l'oeuvre"!... Selrach était sidéré. Lui qui croyait savoir, lui qui croyait avoir appris, compris! Son Maître lui disait de commencer le véritable travail! Et ça au bout de tant d'années!...

Son Maître le regarda et sourit doucement comme s'il connaissait son trouble. Il dit "tu as de la chance. Pour toi c'est venu très vite! Certains attendent beaucoup plus longtemps pour commencer vraiment, certains ne commencent jamais! Tu es un homme favorisé, réjouis-toi, rejoins-toi et remercie la fortune qui t'accompagne, qui est ta compagne, bien que tu puisses encore malgré, ou « biengré », toute évidence, la juger bonne ou mauvaise. Cela peut se comparer à différentes voiles que tu hisserais au mât de ta raison ou de ta fantaisie selon les vents de tes humeurs changeantes! Tu seras toujours seul maître sur ton navire!"...

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Maître Théo était plutôt d'humeur joyeuse et badine. Selrach, quant à lui, était - comment vous dire, les mots ne suffisent plus et peut-être n'ont-ils jamais suffi - Selrach était ébahi, pétrifié, infiniment dépassé, ébaubi, en un mot : sur le cul! Il ressentait comme un vide immense où il aurait flotté mollement. La seule chose qu'il pouvait "sentir", c'était une espèce de pulsation dans son corps qui le traversait de bas en haut et qui s'élargissait, qui s'épanouissait dans sa tête comme si le dessus de son cerveau allait s'ouvrir pour laisser sortir cette vague immense, comme un océan, qui venait en sac et ressac, en flux et reflux, heurter la voûte de son crâne! Quelle étrange sensation! En même temps c'était très agréable, très enivrant! Selrach ne savait plus s'il était sur terre ou au ciel, cela avait un goût de paradis!... Son Maître venait de lui jouer un sacré tour! Quelle surprise!

Maître Théo reprit: "Voilà, je sais maintenant que tu peux écouter, tu peux entendre, donc commencer à comprendre, à connaître. Tu vas donc te mettre à l'oeuvre, ton oeuvre. Tu vas oeuvrer pour toi, pas pour me plaire ou chercher mes compliments ou t'assurer ma présence ou mon attention pour toi comme par le passé. Non. Tu vas commencer ton miroir. A partir de la matière brute tu vas travailler pour le laisser venir vers toi, à travers tes mains et ton coeur. Puis - et c'est là l'essentiel - tu vas polir ton miroir, et ce, jusqu'au silence, la transparence! A l'Oeuvre Compagnon!"

Ces mots éclatèrent, explosèrent dans le cerveau de Selrach. "A l'Oeuvre Compagnon! Tu vas polir ton miroir". "Polir mon miroir ? Jusqu'au silence ?" Selrach ne comprenait plus rien et, en même temps, il comprenait tout. Mais pas avec sa tête, avec son coeur. Il comprenait. "Compagnon", son Maître l'avait appelé Compagnon! Lui, Selrach, le second... Le Maître l'appelait Compagnon... Cela voulait dire que... Oui, cela voulait dire que. Cela disait. Selrach comprit alors vraiment qu'il était temps de commencer le véritable travail, de se mettre à l'oeuvre.

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Selrach savait. Il n'avait plus besoin de poser de questions. D'ailleurs il n'avait rien dit, seul le Maître avait parlé.

Il se leva, regarda le Maître avec au fond des yeux une infinie gratitude pour être là, simplement là, pour tout cela que les mots ne peuvent traduire. Il sortit du bureau sans dire un seul mot. Il se rendit directement à la remise, là où se trouvaient entreposés tous les matériaux, et, comme dans une danse, dans une transe, il se mit à choisir ce dont il avait besoin. Il savait! Il se laissait choisir, il se laissait enfin enseigner au plus profond de lui-même. La porte était ouverte en lui. C'était comme une musique qui guidait ses pas, ses mains. Tout son corps était inspiré, animé d'une vie nouvelle. Que c'était bon! Dieu que c'était bon! Et il se mit à l'ouvrage! Il sentait son ventre, sa poitrine, sa tête remplis de cette énergie merveilleuse, vivante, tellement vivante. Quel bonheur! Quel pur bonheur!...

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Les jours défilèrent, les semaines passèrent, les mois s'accumulèrent. Selrach était infatigable. Il avait forgé, limé, poli. L'Oeuvre avançait. Le cadre était maintenant terminé, ouvré, ciselé, poli, bruni, une merveille de finesse et d'équilibre!... C'était venu tout seul. Il avait appris en regardant, en écoutant le Maître, quelque chose s'était transmis comme par osmose, par présence, par contagion, un peu comme un mystère... Restait le plus important, le miroir! "Poli-glace!".

Il lui revenait des paroles de sa jeunesse : "Poli-glace, mon petit, poli-glace. Il ne doit plus y avoir une gratte, pas une rayure, pas une égratignure, pas un pli, pas une ride, pas une poussière. Poli-glace!"... Son désespoir d'alors, ces "grattes", elles le grattaient, le démangeaient en mémoire, toutes ces grattes, ces heures, ces jours, ces semaines, ces mois, ces années passées à polir, à polir, à polir, à polir, à polir, à polir... Et là le défi était d'importance! Un miroir, Son miroir! En métal, bien sûr! Incassable! Evidemment!... Evidemment il fallait qu'il soit impeccable!

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Selrach souffla. Il se souvint de ce que lui avait dit un jour Maître Théo, "Ce n'est pas moi qui commande au travail, je ne suis que son serviteur, c'est le travail qui commande, je fais ce qui doit être fait au moment et à l'heure où cela doit être fait. Je suis à l'écoute du travail, et non le contraire. Retiens cela même si tu ne comprends pas pour l'instant. Tu peux polir, garçon, tu peux polir, polis toujours"... Selrach comprit qu'il n'avait plus le choix. Il avait déjà choisi longtemps avant, sans en avoir conscience, à chaque coup de polissoir, à chaque gratte...

Il s'en rendait compte maintenant mais, aujourd'hui, cela devenait sa responsabilité propre, c'était lui, entièrement lui et plus l'autre, plus ses parents, plus son amie, plus le second, plus le Maître! Cela voulait dire que le maître c'était lui pour lui-même! "Compagnon!" Voilà pourquoi le Maître l'avait appelé "Compagnon", parce qu'il le laissait, l'encourageait à devenir son propre maître, à s'affranchir, à franchir ce seuil en lui-même! A ne plus dépendre de "l'autre", à devenir lui-même "l'autre", à ne faire plus qu'un avec l'autre. Le Maître lui proposait de marcher seul, de poser ses béquilles!...

Son chaos commençait à s'ordonner, les abysses rejoignaient les cieux...
Les abîmes épousaient les cimes...

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Il vit ce défi posé devant lui, ultime ironie, ce miroir où se voir apparaître, gratte après gratte, peur après peur, peu à peu, de l'indistinct au flou, puis du flou au plus précis, et de plus en plus précis, de plus en plus clair, de plus en plus au net, de plus en plus transparent!... Quelle folie! Quelle infinie sagesse! Quel bonheur, quelle ivresse, quelle Oeuvre magnifique lui avait confié le Maître! Quel génie merveilleux! Cela se générait naturellement, tout s'emboîtait comme les pièces d'un puzzle gigantesque. L'absurde devenait audible, entendement. L'évidence l'évidait, la souffrance rejoignait la jouissance, la solitude se peuplait de rencontres, la mort devenait naissance. Il n'était plus effrayé! Il était comme ivre, ivre d'une ivresse douce et légère, comme une brise de printemps...."Miroir, Miroir, dis-moi Miroir..."

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Selrach se remit à l'ouvrage avec un souffle nouveau. Il n'était plus pressé, plus pressant. Ce n'était plus cette espèce de folie, de ferveur, ces arabesques vives du début. Cela devenait une geste au travers des gestes, chaque passage sur le métal avec l'émeri et le polissoir devenait réflexion, information, méditation. Son mouvement prenait de l'ampleur, il s'assurait. Il savait que cela était juste, que son ébauche avait nécessité cette rapidité, cet empressement pour construire, pour forger le cadre. Maintenant il savait que la finition méritait le temps, tout le temps, tout son savoir, toute sa connaissance, toute son écoute, sa compréhension, son silence, son amour. Eh oui! Son amour! Il commençait à saisir ce qu'aimer veut dire, cet amour du Maître qui se retire, cet amour qui s'efface pour que l'autre soit... Cet amour de l'artisan qui s'oublie au profit de son oeuvre, cet amour qui donne et ne retient pas!...

Selrach s'emplissait de ce souffle de plus en plus large au fur et à mesure que l'Oeuvre s'accomplissait, d'ailleurs on n'aurait pas pu dire qui était l'oeuvre de l'autre. Etait-ce le miroir qui était l'oeuvre de Selrach ? Ou était-ce Selrach qui était l'oeuvre du miroir ? Y avait-il seulement encore une différence entre l'oeuvre et l'oeuvrant, entre le créateur et la création? Ils étaient ensemble et le temps lui-même ne comptait plus. Il avait disparu devant ce sentiment ineffable...

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Selrach se transformait, se métamorphosait de jour en jour. Le Maître ne venait jamais le déranger, il s'occupait lui-même de l'apprenti pour que Selrach ait tout son espace. Mais rien n'aurait pu déranger Selrach dans l'accomplissement de son oeuvre. Le Maître veillait sur lui comme un père veille sur son enfant quand il sent le terme proche de sa délivrance. "Tu peux polir encore, polis toujours..." Selrach polissait, polissait, polissait toujours. A force de polir il était devenu le polissoir, l'émeri de plus en plus fin, la trame qui supporte, la colle qui lie. Il était devenu le polissage. Il n'était plus qu'un avec lui. Cela se faisait, il ne faisait plus. Cela se réfléchissait, il ne réfléchissait plus...

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Selrach eut un sursaut! Il avait comme traversé le miroir... ou, du moins, il avait eu cette impression étrange, comme si ses mains pénétraient la surface, la matière du miroir, comme de l'eau!... Il faut dire que, justement, l'eau du miroir était presque parfaite, claire, limpide, pure comme un ciel d'hiver quand le gel glace tout, qu'il fait briller les étoiles dans la nuit et fend les coeurs de pierre les plus durs...

Poli-glace!... Il eut une sueur froide. Un frisson parcourut son dos le long de sa colonne vertébrale, puis il ressentit une chaleur intense se répandre dans tout son corps. Il se sentit transpirer, comme sous le feu de la fièvre...

Selrach posa son polissoir doucement et alla lentement se laver les mains. Le sol sous ses pieds n'était soudain plus très sûr... L'apprenti était déjà parti, le Maître était seul dans son bureau. Selrach hésita puis frappa à la porte vitrée. Sur un geste du Maître, Selrach entra.

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MAITRE THÉO

 

Maître Théo lui fit signe de s'asseoir. Selrach raconta ce qui lui était arrivé, cette curieuse sensation, comme si la matière, le métal, n'avait plus de résistance... Comme si tout autour de lui n'avait plus de forme, comme si le monde entier disparaissait dans une sorte de non-matière ou de matière immatérielle... Cette étrange sensation de ses mains, de son être dans le miroir...

Le Maître se leva cérémonieusement, s'inclina devant Selrach, et sur le ton le plus sérieux déclara : "Tu arrives au terme de ton apprentissage. Ce qui est arrivé en est le signe certain. Ce ne sont que la surprise et la peur, toutes deux légitimes, qui font que le passage ne se fait pas la première fois... ou du moins très rarement. Rien ne peut réellement préparer à ce qui ne peut se dire, l'expérience est l'initiation. Cela permet aussi de partager ce moment en frères et de mettre les dernières ou premières touches au rituel... L'oeuvre qui semble sur le point d'être achevée ne fait au fond que commencer véritablement. Tout ceci ne fut que prémices... Ce rituel, quelle que soit la forme qu'il puisse revêtir, ne vaut que si tu t'imprègnes de l'Esprit, de son sens profond, sacré, au-delà d'une apparence qui peut avoir été dévoyée et même profanée..."

Monsieur Théo conduisit Selrach derrière le bureau, au pied du miroir, puis il lui demanda de fermer les yeux le temps de dévoiler le miroir, et de se recueillir dans la communion du souffle et du silence... Selrach s'emplissait de l'Esprit de l'instant. Il était chaud, sa tête bouillait, l'énergie vibrait dans les lieux les plus secrets de son corps... Un sentiment de fraternité débordait de son coeur. Il goûtait chaque seconde avec délectation. Cela avait un goût de miel... et un parfum d'éternité qu'il respirait par tous les pores de sa peau...

"Ouvre les yeux maintenant, et vois!"...

Selrach regarda le miroir, s'approcha encore un peu, puis il tourna la tête vers Monsieur Théo. Le regard interrogateur, il dit : "Je ne vois rien dans le miroir, rien qu'une espèce de lumière sans forme, comme une matière vivante en mouvement... Je ne vois pas mon visage, je ne vois pas mon reflet!"...

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"Eh voilà tout" dit Maître Théo, "et tu peux rire de te voir si bel en ce miroir! Tu y contemples la vacuité, le vide dont nous sommes issus, l'absence de cette vanité qui s'accroche à ses formes limitées alors qu'elles sont énergies et mouvances infinies... Ce miroir est pur, vierge, immaculé de toutes conceptions. Toutes les projections glissent sur lui, rien ne le tache, rien ne le souille... Tu peux seulement contempler l'énergie que tu es, que tout est, Pure Conscience, sans te heurter au mur de ton psychisme que le voile symbolise... Cette étoffe représente ton voile intérieur, tes brumes, tes pensées, tes peurs, tes attentes, toutes ces images qui t'empêchent de voir le monde tel qu'il est...

Aujourd'hui le voile se soulève. Ton miroir est presque pur, toi aussi. Tu t'es purifié. En le polissant tu t'es poli toi-même. Tu as cessé de tisser l'étoffe qui couvrait ta nudité. Tu as cessé d'avoir honte de toi. Tu ne demandais, tu ne mendiais plus rien. Tu n'attendais plus, tu donnais et tu as reçu au centuple... La plupart du temps nous sommes tellement occupés à demander, à mendier, que nous ne sommes pas capables de recevoir ce qui nous est offert et encore moins capables d'offrir... Tout nous est donné, tout le temps, mais nous faisons tellement de bruit, de brouillage avec nos demandes, nos questions, nos pensées, nos attentes, nos revendications, nos inquiétudes, que nous nous empêchons nous-mêmes de recevoir le Présent, le cadeau, le don de la vie...

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"Donne-moi, donne-moi, donne-moi! Dis-moi, dis-moi, dis-moi! Aime-moi, aime-moi, aime-moi! Pourquoi, pourquoi, pourquoi!"... Il n'y a pas de pourquoi. Quand les demandes cessent, quand les questions s'arrêtent, quand le silence et la paix s'installent en nous, alors nous nous ouvrons à ce qui est là depuis le commencement... et nous le percevons, nous le recevons. Cela peut s'appeler la Grâce, l'Onction, la Bénédiction ou l'Illumination...

Habituellement nous nous appuyons sur l'image que nous avons créée nous-mêmes de nous-mêmes et du monde, comme s'il s'agissait d'une réalité tangible et universelle... Quand cette image est suffisamment purifiée, nous pouvons "voir" le Réel tel qu'il est, et le miroir, nos projections, nos réflexions mentales n'offrent plus de résistance... Il n'y a plus d'écran, plus de spectateur, plus de film, plus de projectionniste, ni caissière ni ouvreuse, ni esquimau ni rien !... Et notre prétendue réalité, notre prétention se dissout, le voile se crève, nous voyons ce que nous sommes, nous passons au travers de notre propre image, au travers du si joli cadre ouvragé de nos structures et schémas si patiemment et laborieusement élaborés...

Nous devenons transparents, nous n'avons plus besoin de nos images et de nos cadres pour nous rassurer ou nous terroriser. Nous n'avons plus besoin de "prouver" notre existence... Nous sommes l'existence, la Vie. Ordinairement nous gaspillons une énergie énorme à entretenir nos structures, nos complexes, ces édifices que nous avons bâtis de nous-mêmes et du monde dans une forme fixe. Nous nous crucifions. Quand nous cessons d'alimenter ces constructions, elles disparaissent. L'énergie libérée nous permet de passer au travers et nous nous connaissons "Ce qui Est", tel que Cela Est...

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"Dans ton oeuvre tu as fini par t'oublier toi-même. Tu as offert en offrande, en "oublies" tout ce que tu as construit. Tu t'es effacé, tu es sorti de l'image de toi-même et de ton enfermement, de ton enfer propre... Tu t'es donné, tu t'es ouvert. Tu t'es offert à ton oeuvre, et ton oeuvre t'offre, t'ouvre le passage à la dimension de l'Etre, à ce que tu es vraiment. Quand tu donnes tout, tu reçois tout. Ton sursaut de tout à l'heure c'est ce seuil, ce passage que tu as vu, avec le vieux gardien de ta peur qui te chatouille avec tes habitudes creuses et tes vieilles défroques de mendiant. Il te rie au nez et joue à te faire douter de ce que tu appelles ta raison, qui n'est que résistance à l'évidence, à l'inéluctable...

C'est un vieux truc qui peut toujours marcher, et si je mets des mots qui tentent d'être intelligibles sur ce que tu as connu et compris intimement sans erreur possible, ce n'est pas pour faire du verbiage philosophique ou métaphysique, mais pour t'aider à franchir cette dernière marche, à la hauteur de ta propre démesure et de tes chimères ; Toi-même! ... Ce n'est pas gratuit. Arrivé à ce stade, nombreux sont ceux qui se trouvant confrontés à leur propre "démon", leur propre image, leur propre face, reculent et sombrent dans la folie..."

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Maître Théo fit une longue pause... Puis il reprit ainsi: " Le second secret de ce miroir, c'est que ce n'est pas mon miroir. Un élève n'emporte pas son miroir en souvenir. Il passe au travers et le laisse sans s'y attacher, ce que je fis à mon heure... Le maître devient le miroir. Ce n'est pas un objet de connaissance que l'on peut exhiber. C'est un sacerdoce. Ce miroir-ci est celui que réalisa mon premier apprenti, il témoigne simplement de son passage. Un maître ne garde pas de disciple, il n'a pas de disciple, il est son propre disciple, c'est pourquoi il est son propre maître... Il n'attache personne à son service, il sert lui-même, il ne demande pas, il offre... Comme une fleur son parfum ou sa beauté, prend qui peut"...

"Maintenant le choix t'appartient. Ou tu retournes finir de polir ton miroir et tu franchis le passage, tu acceptes cette mort et cette vie nouvelle, ou bien tu t'arrêtes là, tu emportes ton miroir, tu rentres t'éprendre de ton si joli reflet... et, comme Narcisse, tu te noies dedans aux échos désespérés de ta psyché... perdu dans la contemplation insassiable de ton image... Tu peux t'enfermer dans ton monde d'illusions et de souffrances sans fin, c'est l'enfer. Tu es libre, et quoi que tu choisisses, saches que tu es toujours aimé, que le passage est toujours là, en toi... Si tu décides de rester, je t'offre le gîte jusqu'au parachèvement de ton oeuvre... A toi de choisir !"

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Selrach sut qu'il savait tout cela. Le discours de Maître Théo était de pure forme, cela faisait partie du "rituel"... Il savait qu'il ne rentrerait pas chez lui. Il savait aussi qu'il ne resterait chez Maître Théo que le temps nécessaire. Sa décision était déjà prise, était-ce seulement une décision?... Il savait qu'il venait juste de s'éveiller de son rêve imaginaire de lui-même. Il savait que la forteresse était vide, qu'elle avait toujours été vide, qu'elle serait toujours vide... Mais cela ne voulait pas dire que la forme, ni que le rêve, ni que l'imaginaire, s'effaceraient...

Il savait qu'il y serait encore confronté toute sa vie, mais maintenant il y avait cet éclair de conscience qui avait déchiré le voile obscur de sa nuit, de son ignorance, de son enfance... Il ne pourrait jamais l'oublier... Il pouvait encore se jouer de lui-même, bien sûr, mais il ne pouvait plus être dupe. Il était totalement responsable, même si cela pouvait le conduire au bord de la folie, il savait qu'il serait alors fou de sa propre folie ou de sa propre raison...

Il n'avait jamais mis de mots sur ce qui se passait en lui depuis le début de l'Oeuvre, mais il comprenait ce que Monsieur Théo voulait dire, quels que soient les termes employés, les mots ne comptaient plus... Plus en tant que termes définissants ou signifiés, mais plus dans l'esprit, un peu comme des paraboles ou des allégories, oui, ces étranges langages qui inspirent le coeur mais désarment la pensée... Métaphores, métaphores... Comme la lumière des étoiles qui scintillent, qui palpitent dans les nuits les plus noires... et s'en trouvent illuminées !...

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En fait Selrach ne faisait plus de différence entre lui et son oeuvre, entre son oeuvre et l'Oeuvre de la vie. Il ne faisait plus résistance, il savait qu'il était le miroir, le passage, le passeur, le passant. Il savait que tout cela n'était que des images, des réflexions... Il se savait l'Origine de tout cela, de tout ce jeu...

Il savait qu'il quittait Monsieur Théo, mais il savait d'autant mieux qu'ils ne seraient jamais séparés... qu'ils ne l'avaient jamais été, il était déjà Monsieur Théo... Pour la première fois, Selrach se permit un geste envers son Maître... il le prit dans ses bras et l'embrassa. Ils se regardèrent le temps de se dire... le temps de se communiquer... comme unique...

"Je peux polir, je peux polir, il y a encore des grattes"... Ayant prononcé ces mots, Selrach partit vers l'atelier sans se retourner. Maintenant il savait ce qu'il y avait dans le buffet...

Selrach n'était déjà plus Selrach, ni celui qui regarde ni celui qui est regardé, il était déjà le miroir... Il était l'ouvrage, il était l'ouverture, il était la Conscience... Il savait qu'il se polissait pour le Grand-Oeuvre de l'Univers... et sa Joie... La porte resta muette à son passage... Il était le passage, il était la porte, il avait traversé le miroir... "Transparent"...

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ÉPILOGUE

 

Le lendemain Monsieur Théo ouvrit l'atelier à l'heure habituelle. Comme de coutume l'apprenti s'engouffra quelques minutes plus tard, saluant à la cantonade... Monsieur Théo dit à Drachir que Selrach était parti, qu'il avait terminé son oeuvre et rempli son contrat... L'apprenti eut l'air désappointé...

Monsieur Théo s'approcha du poste où travaillait Selrach, le miroir était là, parfait!... Monsieur Théo sortit de sa poche une étoffe fine pour recouvrir le miroir. Par acquit de conscience il jeta un coup d'oeil dans le miroir... Il n'y vit que du feu!... Comme une énergie vive, une matière douce tissée d'ombres et de lumières en mouvement...

Il prit le miroir sous son bras et rentra dans son bureau, ferma la porte, tira les rideaux, sortit de son gilet la clé du buffet et rangea le miroir à côté de ses condisciples... Tous ces élèves, ces apprentis, ces miroirs, pas une poussière ne venait souiller leurs eaux... Ils avaient bien travaillé, ils travaillaient bien, ils travailleraient encore... Ils n'avaient plus besoin de lui, grâce à Dieu!...

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Maître Théo se sentit vieux, infiniment vieux, le corps fatigué... Aucune tristesse ne le troublait, intérieurement il était même joyeux. Il se dit qu'il était temps de profiter du départ de Selrach pour faire un peu de ménage dans le buffet, il n'avait pu encore s'y résoudre... Une à une il dessertit les plaques polies des cadres d'un petit coup sec de marteau. Il remit les cadres vides sur les étagères, posa les plaques maintenant faussées sur un vieux journal...

Monsieur Théo referma le buffet, ouvrit les rideaux, se rendit près de son apprenti et lui dit : "Tu peux polir mon garçon, tu peux polir, il y a encore des grattes, polis toujours!"... Il se dirigea, les plaques à la main, vers le bac à ferrailles où il les laissa choir parmi les chutes, déchets et autres limailles... Son oeil s'alluma un court instant d'un éclat malicieux. Maître Théo aimait beaucoup le feu, et il se ferait une joie de cette forge-là !...

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Satisfait de l'ordre de son atelier, Monsieur Théo sortit faire sa marche quotidienne... Il se rappela une phrase lue un jour dans un ouvrage consacré au bouddhisme Zen, « Il n'y a jamais eu ni poussière ni miroir », cela le fit sourire intérieurement... Ce coup de sabre au clair porté à son enseigne ne le gênait guère, il pouvait tout aussi bien aiguiser les lames que polir des miroirs ou cultiver son jardin...

A ce propos, c'était la saison des figues-fleurs, les figuiers des environs l'appelaient avec cette surprenante et délicieuse odeur de noix de coco qui embaumait les airs... Il n'y avait rien de plus à faire que de se laisser guider, cueillir les fruits mûrs, et s'en délecter !... Il suffit d'être à l'écoute et de répondre à l'appel !...

Monsieur Théo avait rendez-vous l'après-midi même avec un jeune garçon qui voulait entrer en apprentissage chez lui... Mais, chaque chose en son temps... Monsieur Théo n'était jamais pressé, il prenait toujours tout son temps, comme si l'éternité lui appartenait, toute l'Eternité... Et cette journée était si belle! Si pleine! Si offerte! Quelle bénédiction! Quelle jouissance!... Quel Eden !...

Au-dessus de la porte de l'atelier, sur la façade était posée une enseigne, l'enseigne de Maître Théo...

 

MIROIRS & PSYCHÉS

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Post-scriptum: "J'ai poli mon miroir, jusqu'à la déraison et sa transparence, et je n'y ai rien trouvé... qu'Être... Que "moi", pur "En-Soi", pure présence se souriant à elle-même... "Moi", identique à "toi", identique à tout... Tranquille... Toute Conscience... Vierge, aimante, et immaculée... Pure Identité"...   Selrach.

au Scribe de Karnak.

Note du Scripteur

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